« Faire de la musique, c’est sans doute le meilleur moyen que je connaisse de se rapprocher progressivement de soi », affirme Manuel Ferrer, fondateur du groupe A Singer Must Die.
Si les ombres bienveillantes de songwriters talentueux surgissent au premier plan, de Neil Hannon aux Smiths, de Syd Barrett à Jarvis Cocker, d’Elliott Smith à Scott Walker, ce n'est pas pour rien que l'on prête au groupe français des dizaines d’autres références. Essayez de rattacher une de leurs chansons à une quelconque influence, et la suivante viendra tout à fait démentir les pistes balisées que vous venez de tracer, sans que l’identité qui définit le groupe ne soit aucunement remise en cause.
Leur musique laisse libre cours à une créativité qui semble traverser la galaxie pop : « Beaucoup de musiciens déclarent fuir leurs influences et essaient de s'en extraire pour pouvoir composer leurs chansons, ce que je n’ai jamais cherché à faire », confie le chanteur. « Au contraire, j’ai plutôt l’impression de faire s’entrechoquer mes modèles, sans que cela ne soit toujours conscient d’ailleurs - et de les aborder de manière frontale pour tenter d'en sortir quelque chose de personnel ». Une admiration qui balaie avec humilité la question des influences, et qui lui permet de creuser cette singularité qui rend cette musique à la fois originale et si familière. Créé initialement avec Philippe Le Guern sous la forme d’un duo, A Singer Must Die - qui tient son nom d’une chanson pamphlétaire de Léonard Cohen - se fait rapidement repérer outre-Manche et compose son premier album en 2007 Today, it's a Wonderful Day, publié sur le label indé écossais Grand Harmonium. Salué par la critique et remarqué par ses qualités de storytelling, le duo s’exporte en Angleterre pour quelques sessions radios à la BBC et une série de concerts sous l’oeil de Chris Carr, agent de renom qui a notamment travaillé avec Depeche Mode, The Cure ou Nick Cave. Ce premier opus qu'on ne trouvait que dans les bacs des disquaires anglais (le disque non distribué en France n'était disponible ici qu'en import) était à l’image de ce parfum britannique, et en particulier le reflet transfiguré de Newcastle. C’est dans cette ville atypique que le duo s’installe un temps : à la fois excentrique et pudique, mais terriblement attachante.
Perçu à juste titre comme un disque de contrastes, entre un lyrisme parfois teinté d’ironie (l’orchestral « Croydon Road » était d’ailleurs dédié à la ville tumultueuse) et des ballades pianistiques d’une profonde mélancolie, la presse britannique attribue à M. Ferrer un lointain point d’ancrage en la figure de Noël Coward. Élevé en référence par un certain Mc Cartney, le dramaturge, acteur, chanteur et musicien britannique flamboyant des années 30 à 50 provoque chez le chanteur français un étonnement enjoué : « J’étais surpris qu’on ait pu trouver cette similitude, m’imaginant chanter assis dans un beau fauteuil, verre de whisky et cigare à la main » s’amuse-t-il. « Moi qui ai grandi avec pour seule vision de ma fenêtre des HLM dans un quartier très populaire d’Angers, c’était drôle…Je ne suis pas du tout un grand voyageur, mais ce sont peut-être ces barres d’immeubles au quotidien qui m’ont invité à aller voir au-delà, à propulser l’imaginaire, à poser un regard distancié sur les choses. Mon séjour à Newcastle m’a profondément marqué, j’y ai trouvé une résonance intime, dans cette ville prolétaire et rude qui produit paradoxalement des artistes pop très romantiques ». Cet « englishness » - à l'instar d’un jeune Bowie - apparaît aussi dans l'écriture-même de M. Ferrer, qui surprend par le mélange de plusieurs niveaux de langue - là où les expressions populaires côtoient les tournures sophistiquées et poétiques - et par la complexité des sentiments, de la vie et ses aléas.
Fin du premier acte où le chanteur reprend la route seul. En 2008, au contact de Tomasz Jankowski, il enclenche des rencontres qui les amènent à se produire sur scène en expérimentant des formules acoustiques inhabituelles, comme autant de symphonies de poche, où guitare, cor anglais et flûte traversière se répondent. C’est en 2011 que l’aventure se rénove et dessine peu à peu les contours d’une formule à six têtes. Le chanteur est rejoint par Régis Martel à la batterie, le guitariste Romy Marx – vivant à Paris et installé depuis peu en Anjou - et le multi-instrumentiste Olivier Bucquet, basculant avec autant d’aisance de la basse au saxophone, des claviers aux traitements de sons.
L’espace de compositions qui deviendra le terrain de Venus Parade trouve son équilibre idéal par la rencontre du chanteur avec son nouveau complice Manuel Bichon (guitariste, compositeur et arrangeur), établi en région nantaise. « Régis et Romy se connaissaient et se sont rencontrés à Angers avant de jouer dans le groupe. D’un autre côté, Olivier et Manuel jouaient ensemble dans une formation à Nantes. Ces amitiés antérieures ont facilité l’esprit de connivences, chacun a trouvé sa place de manière naturelle et très limpide. » Quant au processus de l’album, M. Ferrer poursuit : « Je ne joue d’aucun instrument, je n’ai rien du songwriter complet et accompli. J’ai besoin d’un compositeur pour me surprendre et découvrir sans cesse ce que je suis capable de faire, ça ne peut que porter les chansons vers le haut. Si je devais faire seulement avec ce que j’ai, je me sentirais très vite à l'étroit », reconnaît-il. « Ce nouvel album s’est construit essentiellement à deux, et il est fortement marqué de l’empreinte de Manuel. On fonctionne de manière si complémentaire que si j’ai une première influence à mentionner sur cet album, c’est avant tout la sienne. »
Résultat : un Venus Parade lumineux, aux sonorités délicates, parfumées d’une fraîcheur arborant de larges panoramas, avec un chant ample aux accents théâtraux, creusé dans le classicisme soigné des arrangements. « C’est un « maître des clés » qui sait toujours tirer avec subtilité le meilleur de moi-même et de mes compositions », assure M. Bichon. Course-poursuite entre les deux hommes, entre mélodies des voix et musiques, à l’image des dernières séquences du clip « As If We Could Make Unique Things Twice » écrit en 2013, en marge de l’album. Le challenge n’est pas mince lorsqu’il a été question de transposer sur scène, sans rien désavouer, un album aussi orchestré, constate M. Bichon : « Il n’y a pas un endroit où je ne tente pas d’inclure la sonorité du vibraphone », confie-t-il. « Qu’il soit central ou additionnel, cet instrument a fait pleinement partie du processus d’élaboration de l’album. Un son à la fois doux, pur et percussif, un peu comme la résonance d’un souvenir chaleureux et mélancolique. Il comporte beaucoup de mystère » affirme le compositeur, « c’est à la fois très interne et cosmique. Ça me renvoie à des BO de Morricone ou de Kubrick, y compris d’ailleurs dans des pièces où je me suis rendu compte plus tard qu’elles ne comportaient absolument pas de vibraphone ! J’adore la manière dont l’utilisent des groupes comme Tindersticks ou Calexico, ça met en avant une sensibilité qui est forcément en marge dans le rock...C’est une sonorité qui me transporte à chaque fois comme une fenêtre ouverte sur nos émotions. » Il devenait alors essentiel de retrouver cette couleur sur scène. Le compositeur repère par le biais de petites annonces la vibraphoniste Emilie Buttazzoni, au brillant parcours : trois années passées à la prestigieuse Université de Sherbrooke au Québec, pendant lesquelles la jeune musicienne (également pianiste, percussionniste et saxophoniste) explore les sources du jazz, des musiques improvisées et contemporaines, rejoint des orchestres symphoniques classiques et fait ses armes auprès de pointures internationales. C’est à Strasbourg, auprès du pianiste de jazz américain Eric Watson et de Tom Mays, qu’elle s’installe un temps avant de regagner l’ouest de la France, tout près de la Roche-sur-Yon.
Un itinéraire parfait pour aboutir finalement à ce sextet, qui fera dire à M. Ferrer qu’il s’agit là de sa formation idéale. Parfait pour une musique affranchie et profondément intense qui explore les grands espaces bordés d’évocation oniriques, comme autant de voyages sensibles où l’auditeur est happé et soumis à cette alchimie délicate d’où se dégagent en concert toutes les richesses harmoniques, subtils alliages d’acier et de soie, qui viennent bousculer sans cesse les contours de l’architecture pop.
Ian Caple, responsable de productions devenues cultes (Tindersticks, le « Fantaisie Militaire » d’Alain Bashung, The Divine Comedy, Suede, Tricky, Yann Tiersen,…) ne s’y est pas trompé en repérant aussitôt les démos du groupe, et en leur proposant de prendre en main le mixage de l’album. De quoi sublimer ces chansons en leur offrant l’écrin idéal, façonné dans la brume et la campagne des Studios Yellowfish en Grande-Bretagne : Le plus francophile et fin connaisseur des producteurs britanniques salue sans réserve les qualités d’audace et d’ambition du groupe : « Je trouve qu’il s’agit là d’un groupe assez unique en France », précise-t-il.
Avec de tels atouts dans ses bagages, A Singer Must Die est prêt à voyager loin.